Critical texts
2024
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· Elsa Hougue2023
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· Didier Semin
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2022
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· Benoit Blanchard & Sarah Mercadante2021
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· Conversation
— Jennifer Douzenel — M. Wallon
· Horya Makhlouf2020
· Lignes Brèves2019
· Joël Riff
· Entretien avec Karin Schlageter2018
· Sarah Ilher-Meyer
· Entretien avec Point Contemporain2017
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· Théo-Mario Coppola2015
· Marianne Derrien,
— Le mirage des images2014
· Marion Delage de Luget,
— L’horizontalité à l’œuvre2013
· Marianne Derrien,
— Saxifraga Umbrosa2011
· Anne Collongues
FRA
Le géographe Denis Cosgrove définit le paysage comme « le monde extérieur médié par l’expérience humaine subjective ». Genre pictural autonome à partir du XVIe siècle, majeur au XIXe, il ne se contente pas de refléter notre rapport au vivant — il le précède et le structure, au point que d’aucuns soulignent le lien entre une certaine esthétique environnementale et l’appauvrissement de notre sensibilité au vivant.
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Malgré l’histoire complexe de la tradition paysagère, Marine Wallon choisit d’y inscrire sa pratique, jusqu’aux titres, toponymiques, de ses œuvres et de l’exposition. Sur la toile, les formes s’identifient et se disposent comme plaines, crevasses, montagnes, falaises, mers, cieux. Enfin, des repères, pôles configurateurs de l’espace pictural, nous accueillent — tels la ferme ligne d’horizon de Gibara, l’un des deux grands formats de l’exposition, ou, de toile en toile, une silhouette ou un objet familier. Ces derniers agissent discrètement comme, par convention cartographique, une échelle graphique définissant le rapport mathématique entre le terrain et la représentation. Car ce n’est pas par le sujet que Marine Wallon détourne le genre, ni même par la composition. C’est d’abord par le traitement de la matière qu’elle déstabilise notre rapport au « paysage ».
Contrastant avec des zones modelées, des aplats denses et couvrants mettent à mal la perspective. Au lieu de déployer, depuis notre œil, une profondeur de plans, ces formes semblent adhérer à la surface de la toile, leurs dimensions s’identifiant à celles du support bidimensionnel. La contraction du proche et du lointain métamorphose notre relation au paysage : nous n’entrons plus dans le volume de l’espace figuré, nous entamons un rapport frontal, un rapport de face à face. Serpentines ou zébrées, des diagonales, possibles fleuves, failles ou lacets, renforcent le redressement de l’horizontal au vertical, comme des rampes soulignant l’ascension et la descente.
Difficile de maintenir la « bonne distance » propre à la flânerie muséale, dès lors que le regard lutte pour chercher un point où s’enfoncer, qu’il glisse dans toutes les directions. Le paysage fait écran. Abolissant la distance, l’aplatissement des formes nous ramène au fantasme d’ubiquité dont nous investissons les images numériques, à l’instar de celles dont Marine Wallon s’inspire : des captures d’écran de vidéos de promotion touristique, en particulier celles qui invitent à découvrir l’« Ouest américain ». L’écran-interface efface la distance mais aussi l’objet : ainsi le massif de Tasajera se laisse transpercer par la légèreté aérienne du ciel, comme si son épaisseur se diluait. Matahambre renverse un trope constitutif de l’imaginaire pionnier, celui du cowboy qui s’abîme dans le ciel infini de l’Ouest. La prairie ou le désert étaient perçus comme des espaces négatifs, vacants, à conquérir ; mais sur la toile de Marine Wallon, par un déplacement de la silhouette, l’humain bute contre un paysage-muret, impénétrable.
Le paysage-écran, qui se met debout et fait déraper notre regard, c’est aussi celui qui résiste à notre ambition d’en forcer le sens. Il ne dément ni ne donne satisfaction : l’aplatissement du paysage, c’est une technique à la Bartleby pour ne pas donner prise, pour ne pas se faire « aplatir » par l’interprétation. Ainsi, nous pourrions nous demander quelle valeur d’indice ont les toponymes, non forgés, qui donnent leurs titres aux œuvres : se réfèrent-ils à l’espace réel ? Ou les mondes pictural et empirique sont-ils étanches l’un à l’autre ? Sensible à l’expérience vécue des lieux, Marine Wallon ne désavoue ni les analogies de nomenclature, ni les correspondances visuelles. Pour autant, ce rapport de ressemblance n’implique pas d’identité de topographie. Ainsi, la localité de Tasajera se trouve bien à Cuba, île qu’a visitée l’artiste ; les flancs abrupts du massif formé sur la toile de Tasajera, la courbe de son sommet sont évocateurs des reliefs cubains. Or la bande supérieure, bleue, épaisse et striée, fait peser un ciel flamand. Tout à la fois vraisemblable et incertaine, la référence au réel constitue donc une hypothèse de lecture, un point de départ, qui ouvre la compréhension sur d’autres possibles plutôt qu’elle ne la clôt sur une explication définitive. La géographie de Marine Wallon forme un pays composite, constitué par la superposition de réalités disparates.
Le modèle de Marine Wallon, c’est donc celui du feuilletage, du paysage vertical composé en colonne stratigraphique ; au sens propre, une liasse de couches sédimentaires qui permet d’étirer une échelle des temps géologiques établie sur les coupures entre les strates et leur regroupement en ensembles plus vastes. Chez Marine Wallon, les stries sont autant de strates qui se serrent en formations : parcelles d’eau dans Gibara, Kayabi ou Singen, versants ruisselant vers le talweg d’Ica, ou large bande sablonneuse dans Hanö… La strate, écrivaient Gilles Deleuze et Félix Guattari, est une « capture » qui consiste « à former des matières, à emprisonner des intensités ou à fixer des singularités » ; et la composition tabulaire des paysages de Marine Wallon saisit le temps dans la matière, le pétrifie pour donner à voir simultanément les différents moments qui le composent. Ce temps, c’est celui du travail de l’artiste, car les stries sont l’inscription en creux de son geste — technique rappelant, en creux là encore, celle de la gravure que Marine Wallon pratique à l’atelier de chalcographie du Louvre. Ses timescapes font rentrer, d’un seul coup, dans le champ oculaire, l’immensité spatiale et temporelle qui ne devrait y pénétrer que par fractions, par mouvements successifs de l’œil.
Cette pétrification ne signe pas l’arrêt du mouvement. La tension entre la profondeur de l’illusion picturale et l’unité de surface des aplats crée un jeu optique de poussée et de traction. Les relations entre les formes sont mobiles et changeantes, animées par un mouvement souterrain, tectonique. Comme une carte géologique dont les discordances signalent, à la surface de la croûte terrestre, les ruptures et perturbations à l’œuvre en profondeur, Osandon donne à voir les entrechocs, compressions et contractions de la matière, mais aussi à imaginer le mystère des forces invisibles qui l’habitent. Se dévoile ainsi un autre feuilletage, celui de la profondeur de la toile — non celle du paysage figuré, mais celle de la matière. Captives, stratifiées, mais palpitantes, des lueurs jaunes, fuchsias, émeraudes, blanches se lovent dans les cannelures creusées par la brosse, scintillent sur une masse vert sapin, transpercent les épaisseurs du relief, tremblent en lisière des formes. Les failles, enfin, ne sont pas celles du monde passif que l’œil perspectiviste entr’ouvre. Leur teneur, éclatante (Ica) ou ténébreuse (Tecopa), est l’indice de la vie sismique de la peinture. Vie qui peut déborder le paysage ossifié si nous nous laissons renverser par les œuvres qui nous font face : par les bouillons du ciel dans Ica et Tasajera, par la dégringolade d’un animal que l’éclat d’un œil fait imaginer et qui vient briser le découpage quasi cadastral d’Osandon, par l’accident que le geste de l’artiste invite dans ses compositions. Volatiles et imprévisibles, les toiles de Marine Wallon jouent avec notre point de vue, dont elles révèlent par ricochet la mobilité, la multiplicité, et les contradictions.
Estelle Marois est une commissaire d’exposition qui travaille entre Paris et Londres. Son intérêt pour l’art contemporain rejoint sa formation en littérature, en psychanalyse et en histoire des sciences.
ENG
Geographer Denis Cosgrove defines landscape as ‘the external world mediated through subjective human experience’. As a genre, landscape painting originated in the 16th century and gained prominence in the 19th century — not only reflecting, but also preceding and shaping our perception of the living world. Exploring the bonds between art and ecology, a number of critics have noted how environmental aesthetics align with the impoverishment of our sensitivity to the world.
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Despite this complex historical backdrop, Marine Wallon has chosen to work within the landscape painting genre, evident in her choice of toponymic titles for her works and exhibition. On her canvases, various forms can be identified as plains, crevices, mountains, cliffs, seas, and skies. Discreet landmarks structure the painting’s spatial layout, such as the steady horizon line in Gibara, one of the exhibition’s large-scale paintings, or recurring silhouettes and familiar objects. These elements work as linear scales defining the mathematical correlation between the terrain and its representation, in line with cartographic conventions. Indeed, Marine Wallon’s deviation from the traditional understanding of ‘landscape’ is not primarily manifested through subject matter or compositional choices, but first and foremost through her approach to the medium.
In contrast to the textured areas, the densely applied
flat tints subvert the principles of perspective. Instead of creating an illusion of depth unfolding from the viewer’s eye, these forms appear to be adherent to the canvas surface, aligning their dimensions with the two-dimensional support. The contraction of proximity and distance reconfigures the way we engage with the landscape. We no longer enter the volume of the space depicted; we are instead ushered into a frontal, face-to-face relationship. The inclusion of sinuous or zebra-like diagonals — possibly rivers, rifts, or hairpin turns — accentuates the twist from the horizontal to the vertical, akin to ramps highlighting upward and downward movement.
Maintaining the appropriate viewing distance, as for the typical museum stroll, becomes a challenge when one’s gaze struggles to find a focal point and slides in all directions. The landscape works as a screen. Erasing the distance, the flattening of forms conjures associations with the fantasy of ubiquity that characterises the digital era. Significantly, Marine Wallon draws inspiration from screenshots of tourist promotional videos, notably those beckoning exploration of the ‘American West’. Beyond abolishing distance, the screen-interface thins the depicted object. The Tasajera massif, for instance, appears to be pierced by the ethereal light of the sky, as if its thickness were diluted. Matahambre overturns the cinematic trope of a cowboy sinking into the boundless Western sky. In the pioneer imagination, prairies and deserts were perceived as negative, vacant spaces to be conquered; however, within Marine Wallon’s painting, by the repositioning of the silhouette, the human stumbles against an enigmatic, impenetrable landscape.
This screen-like landscape, standing erect, leads our gaze astray, resisting our efforts to impose a single, definitive understanding. It neither denies nor satisfies; the flattening of the landscape is a Bartleby-like technique of noncompliance, a refusal to be ‘flattened’ by interpretation. Hence, one might question the significance of the unaltered toponyms used as titles for the works: do they refer to real-world locations, or do pictorial and empirical spaces remain mutually inaccessible? While Marine Wallon is mindful of the lived experiences of places, her affinity for nomenclatural analogies and visual resemblances does not necessarily entail an identity of topography. For instance, the town of Tasajera does exist in Cuba, an island that the artist visited. The steep slopes of the massif and the curve of its summit are evocative of Cuban relief. Yet, the upper, thick, and streaked blue band is reminiscent of a Flemish sky. The reference to real-world locations is plausible yet uncertain, serving as a reading hypothesis, as a point of departure that opens up other interpretations instead of providing a definitive explanation. Marine Wallon’s geography constructs a composite realm, comprised of overlapping and disparate realities.
Marine Wallon’s model is, therefore, one of layering, resulting in a vertical landscape composed as a stratigraphic column; in other words, as a collection of sedimentary layers, whose cuts and larger groupings establish a geological time scale. In Marine Wallon’s work, these striations function akin to strata, coalescing to create formations, such as patches of water in Gibara, Kayabi, or Singen, slopes flowing into the Ica talweg, or expansive sandy stretches in Hanö. The stratum, as elucidated by Gilles Deleuze and Félix Guattari, embodies an act of ‘capture’, consisting ‘of giving form to matters, of imprisoning intensities or locking singularities’. The tabular composition in Marine Wallon’s landscapes encapsulates time within matter, crystallising the various moments it is made of as to show them simultaneously. Time here is that of the artist’s work, for the striations are the hollowed-out inscription of her gesture, reminiscent of the techniques employed in engraving, a a discipline the artist practices in the chalcography workshop at the Louvre. Her timescapes encompass an immensity of spatial and temporal dimensions, a feat typically achieved only through successive eye movements.
Nonetheless, petrification does not signify the cessation of motion. The interplay between the illusion of depth and the unity of flat surfaces creates an optical dynamic of push and pull. The relationships among the forms are fluid and evolving, animated by subterranean, tectonic movements. Much like a geological map showing the surface discordances that mirror deep-seated ruptures and disturbances in the Earth’s crust, Osandon unravels the tremors, compressions, and contractions
of matter, allowing us to contemplate the enigmatic and invisible forces that inhabit it. Thus, another layered structure becomes apparent, one that pertains to the depth of the canvas, not in terms of the depicted landscape, but of the material itself. Radiant hues of yellow, fuchsia, emerald, and white coil within the furrows carved by the brush, shimmer across a fir-green substrate, burst through the thickness of a mountain, and shiver at the contours of the forms. These crevasses are not those that the perspectival eye cracks open within a passive scenery; instead, they manifest the seismic vitality of the painting, a vitality that may overflow the ossified landscape if we allow ourselves to be bowled over by the artworks that stand before us; whether by the effervescent sky in Ica and Tasajera, by the tumbling of an animal — suggested by the sparkle of an eye — disrupting Osandon‘s nearly cadastral segmentation, or by the accidents invited by the artist’s gesture within her compositions. Marine Wallon’s works, volatile and unpredictable, engage with our vantage point, revealing its mobility, multiplicity, and contradictions.
Estelle Marois is a curator who works in both Paris and London. Her engagement in contemporary art intersects with her background in literature, psychoanalysis and the history of science.