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Entretien avec Marine Wallon
Depuis un peu plus de deux ans, Marine Wallon peint des toiles qui comportent un certain nombre d’invariants : il s’agit de représentations de paysages où une à plusieurs figures humaines sont présentées et où l’architecture est globalement absente.
Les paysages eux-mêmes sont réduits à trois éléments essentiels : le ciel, la végétation, le minéral. Ces tableaux procèdent d’une commune méthode : l’artiste réalise des captures d’écran à partir du visionnage de vidéos publicitaires touristiques ou de films de vacances amateurs. L’image extraite est figée à la seconde près, ce n’est pas celle qui précède, ni la suivante. De ce choix drastique, elle réalise un croquis puis une toile, où sa « manière » de peindre trouve un terrain d’expression libre et permet à un certain nombre de « signes » d’éclore sur la toile.
Le signe, c’est la peinture qui s’énonce elle-même. Dans les toiles de Marine Wallon, on trouve une grande variété de ces signes, chaque peinture étant l’occasion d’en découvrir et d’en faire apparaître de nouveaux.
Au long de cet entretien, nous avons échangé autour de la question de ces signes, de la recherche du mouvement dans l’image statique, et puis nous avons évoqué la multitude de ses influences, qui vont de la littérature au cinéma en passant par le jardin.
KS • Bonjour Marine. J’aimerais débuter notre entretien par une question sur les notions de « perturbation » et d’ « aléatoire » qui sont au centre de ton processus créatif. L’inconnu est ton moteur et tu cherches constamment à préserver une dimension aléatoire dans ta peinture. Par quel biais ce dernier se produit-il ? Est-ce que c’est quelque chose de l’ordre de la technique picturale ou bien est-ce dans la définition du sujet ?
MW • Étonnamment, le début du travail n’est pas du tout aléatoire. Je fais une capture d’écran à partir d’une vidéo. Ce n’est qu’une seule image, un choix tendu. Puis arrive le hasard, par la peinture, surtout dans le travail du paysage : le ciel, la roche, la terre, la végétation. C’est dans ces espaces-là que se trouve l’enjeu de chaque toile, la véritable mise en danger.
KS • C’est le lieu de l’expérimentation pour toi : tu vas trafiquer tes pinceaux, utiliser les doigts, tu fais du « tuning » de pinceaux…
MW • Oui, j’aime que le regard bute sur ces signes abstraits et aplats de couleur. Pour les figures, a contrario, je préfère que l’œil glisse dessus. Il y a une sorte de rapport de lecture inversé entre le paysage et la figure, car habituellement c’est le portrait qui accroche l’œil du regardeur. Mon objectif, c’est qu’en regardant ces passages abstraits, on se retrouve à la limite du compréhensible, là où il n’y a pas de réponse.
J’aime aussi jouer avec les échelles de la vision. Par exemple, lorsqu’on regarde certaines roches peintes, on ne sait plus si on est en train de les regarder de près ou de loin. Je cherche à donner l’impression qu’elles sont zoomées, comme regardées au microscope. C’est dans cette perte de l’échelle que le regardeur se trouve éjecté du paysage pour basculer dans l’espace pictural.
KS • Tu m’as dit que le langage comme système était une source d’inspiration puissante pour toi et tu m’as parlé de Julien Torma — un auteur membre du collège de Pataphysique ?
MW • Oui, les écrits du Collège de Pataphysique et du lettrisme sont très stimulants en termes de rythme musical et d’articulation des formes. C’est pareil chez Beckett : on sent les espaces, la saccade du texte, on tourne autour du vide, sans penser au sens ni à la construction. J’y trouve un lien avec le rapport au paysage et la sensation que l’on a face à lui : une sensation de trop-plein, une difficulté à le retranscrire… Et en même temps, on ressent un grand vide, un détachement vis-à-vis du reconnaissable.
KS • Et peut-être aussi un système artistique où la matière même est le sujet représenté, qui opère une tautologie. Dans Cap au pire, Beckett parle de l’écriture et de la difficulté à exprimer. Il y évoque l’échec et la rature comme moteur d’apprentissage : « Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. […] Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. »1
MW • Oui, la rature « peinte » est d’ailleurs un des signes récurrents dans les dernières peintures. Je l’utilise justement quand je n’arrive pas à figurer un bout de roche, un buisson, etc. Malmener la matière est une action entre-deux, une hésitation libératrice. On peut retrouver ce tâtonnement paradoxal dans les figures peintes. Elles sont face à un paysage libre et très ouvert, et pourtant, elles peinent à avancer. Elles ont peut-être quelque chose à voir avec la posture du regardeur…
KS • Oui, parce que finalement ces personnages sont des miroirs tendus à l’adresse du spectateur, ils sont une forme de relais du regardeur dans la toile…
MW • Oui, mais paradoxalement, au moment où le spectateur commence à plonger dans la toile, beaucoup d’éléments sont mis à distance, à travers la touche notamment, volontairement très présente, qui rejette le regard à l’extérieur. Quand on y regarde de près, la supercherie éclate. Tout est faux. Il y a parfois jusqu’à cinq sources lumineuses dans le tableau.
KS • On peut dire qu’entre le peintre et le regardeur, il y a un pacte hallucinatoire ?
MW • C’est tout à fait ça !
KS • Parle-moi de l’importance du cinéma dans ta peinture. Je crois que nous aimons toutes deux beaucoup le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Dans son cinéma, il y a des moments où l’hallucination collective se produit, entre les spectateurs et les personnages du film : ils vivent des transes, voient des choses dans la jungle dont ils ne sont pas sûrs de l’existence…
MW • Oui, chez Weerasethakul, il y a une attention au détail qui peut ouvrir sur autre chose : l’imaginaire, les fantômes… Tropical Malady de Weerasethakul, me fait penser à Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa. Notamment dans la figure du tigre. Dersou, le personnage principal, peut sentir la présence du tigre, en observant comment des branchages ont été déplacés dans la forêt. C’est fort du point du vue du signe, de la sensation, de l’invisible.
KS • Au sujet de ta recherche sur le mouvement, tu cites l’influence du paysagiste Gilles Clément. Et c’est précisément dans le végétal que le mouvement apparaît chez toi. Tu m’avais parlé d’organiser le sauvage, la fureur, et le mouvement à l’intérieur d’un cadre statique. Il y a un principe qui me plaît chez Gilles Clément, c’est l’idée de laisser pousser ce qui est en germe, de laisser évoluer librement ce qui est là, mais qui ne demande qu’à être organisé ou révélé.
MW • Oui, et puis il a cette très belle phrase : « Faire le plus possible avec et le moins possible contre. » Écouter la matière, ne pas la contrôler ni l’enfermer… Il parle aussi de la capacité à se maintenir dans un état d’étonnement, surtout quand on sent qu’on développe des automatismes. Il insiste sur la nécessité d’aller à l’encontre du désir de formes maîtrisées. Je me souviens qu’au début où je le lisais, il y avait quelque chose que je ne comprenais pas bien : il dit que les jardins traditionnels apaisent l’esprit, mais aussi qu’ils montrent une nostalgie. Cette idée était difficile à comprendre, pourquoi la nostalgie était-elle négative ? Alors que selon moi, elle apparaissait plutôt comme étant du côté du poétique… Mais ces jardins bien serrés, bien droits, évacuent les interrogations. Ils rassurent, à la manière d’une belle explication rationnelle.
KS • Tu parles d’une opposition entre une nature sauvage et une nature ordonnée, de ton rejet de la grille et de la ligne droite, de la peur que ressentent certains face au vide, à l’interrogation… Et d’ailleurs, quoi de plus courbe qu’un point d’interrogation ! Du coup, je pense au titre de ton exposition Discordance de la courbe, et ça me semble vraiment évocateur.
MW : Exactement. Je voulais un titre paradoxal, qui renvoie à une forme de bégaiement. Un peu comme dans le cinéma expérimental de Stan Brackhage, quand ça disjoncte totalement. Le travail de Brackhage porte notamment sur la vision hypnagogique — la vision des yeux fermés. En tant que jeune peintre, c’était un objectif inatteignable qui me décourageait. Ces interrogations me plongeaient dans un abîme : comment décomposer le signe, la couleur, le noir autour ? J’étais aussi fascinée par le montage chez Maya Deren. Ce sont des associations libres d’idées, le sens vient de l’articulation, du rythme, de la forme, du son…
KS • Tu parles du montage, de la juxtaposition d’images, c’est quelque chose que tu recherches dans ta peinture ? Peut-être pas au sein d’un seul et même tableau, mais dans l’agencement des toiles les unes par rapport aux autres ?
MW • Oui complètement. J’aime l’idée d’ellipse créatrice, le vide entre deux peintures vient ainsi stimuler l’imaginaire. En termes de montage et d’ambiance, j’aime beaucoup Quentin Dupieux par exemple, c’est un des réalisateurs contemporains qui m’a le plus marquée. Quand j’ai vu Rubber pour la première fois, j’ai eu envie de peindre des figures qui gronderaient de la même manière ! Et cette présence constante des regardeurs qui observent le film en train de se faire… J’y ai vu des choses qui étaient présentes dans mon travail depuis longtemps.
KS • Tu parles de Quentin Dupieux, des grands espaces américains… Il a souvent été dit que c’est Hollywood – et notamment l’œuvre de John Ford — qui a « fabriqué » le paysage américain, ces grands espaces que l’on associe d’emblée à l’idée de l’Amérique. Et dans les images que tu choisis pour tes peintures — qui sont extraites de films publicitaires mais aussi de films réalisés par des cameramen amateurs, des films familiaux tournés dans des lieux emblématiques de l’Amérique — on remarque que ces amateurs tentent de reproduire un type de cadrage, une manière hollywoodienne de se filmer dans ce paysage ?
MW • Oui, lors de mes longues séances de visionnage, c’est fabuleux quand je vois que le plan qui arrive va me permettre de bousculer le paysage, parce que la personne qui l’a filmé ne tenait pas la caméra droite et qu’une diagonale bizarre structure ainsi toute l’image… Ou alors, si je remarque que le plan peut me permettre de jouer sur du hors-champ, que je peux décadrer les personnages à gauche ou à droite et presque les faire sortir du cadre…
D’ailleurs, dernièrement, je m’intéresse plus à la contre-plongée qu’avant, c’est un cadrage très absorbant. Dans des toiles comme AK Tunnel ou Désert, il n’y a ni végétation, ni horizon. C’est dans ces toiles que mon geste peut être le plus radical. Elles me renvoient à nouveau à Beckett : il y a la terre, le ciel et la figure. Et on se demande : qu’est-ce qu’on fait avec ça maintenant ?
Karin Schlageter
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1 Mascaret : onde d’eau qui remonte un fleuve à contre-courant