Critical texts



Procréation du tableau

FRA Paul Valéry disait magnifiquement du poème qu’il était une « hésitation prolongée entre le son et le sens » 1 : pour le formuler autrement (et moins bien), un équilibre délicat entre la musique des mots et le message qu’ils transmettent, à qui veut bien l’entendre. Un tableau figuratif — si l’on admet, pour filer la métaphore, qu’un tableau abstrait ne prend le parti que d’une musique des formes — pourrait de même être vu comme un moment magique d’équilibre, entre l’image identifiable du monde et la sensualité des gestes et des matières qui nous restituent ce dernier sur la simple surface d’une toile ou d’un panneau de bois. D’une mauvaise peinture, on dit volontiers qu’elle est une « croûte », parce que l’apprentie ou l’apprenti artiste a cru bon d’accumuler la matière sur un support, de préférence au couteau (depuis le milieu du XIXe siècle, un outil des peintres au même titre que le pinceau), pour donner de la substance à son œuvre, crier naïvement « peinture ! » à l’oreille du spectateur, comme l’écrivain débutant croit donner du corps à ses textes en les truffant d’adverbes et d’adjectifs : mais l’harmonie, subtile, dans la peinture, entre la matière qui représente le réel et le réel représenté, est affaire de funambule, pas de maquignon. 

Marine Wallon excelle à maintenir ses plages de couleur, animées de subtiles variations par un pinceau expert, à la frontière ténue entre la forme séduisante et l’image qu’elle devient quand on lui prête attention, image qui éveille le souvenir des expériences vécues dans la nature, et dans ces petits théâtres de nos vies qu’on appelle paysages. Il y a plus d’un siècle, le dramaturge suédois August Strindberg, dont on oublie souvent qu’il fut aussi un grand peintre, a décrit avec précision l’émotion que nous ressentons, quand nous voyons sous nos yeux la matière se métamorphoser en image (en particulier dans les peintures qu’il disait, en 1894, « modernistes », et que nous dirions plus simplement « modernes ») : « D’abord on n’aperçoit qu’un chaos de couleurs, puis cela prend un air, ça ressemble. Mais non, ça ne ressemble à rien. Tout d’un coup un point se fixe, comme le noyau d’une cellule, cela s’accroît, les couleurs se groupent autour, s’accumulent : il se forme des rayons qui poussent des branches, des rameaux comme font les cristaux de glace aux fenêtres… Et l’image se présente pour le spectateur qui a assisté à l’acte de procréation du tableau. Et ce qui vaut mieux : la peinture est toujours nouvelle : change d’après la lumière, ne lasse jamais, se rajeunit, douée du don de la vie » 2. Les toiles de Marine Wallon sont toutes des célébrations de ces sursauts de l’œil et de l’esprit qui font le mystère de l’émotion esthétique, cette « procréation du tableau » à laquelle l’artiste invite spectatrices et spectateurs. On comprend vite que leurs titres, un peu mystérieux, (Cordoama, Caslè, Acotango…), sont des noms de lieux, exotiques, qu’elle a peut-être explorés, souvent des bords de mer sauvages, des fleuves, des canyons, des parois montagneuses. Les personnages qu’on y reconnaît quelquefois n’ont pas la majesté des promeneurs romantiques que Caspar David Friedrich plaçait dans ses paysages, ils sont de notre temps, fixés par la photographie, parfois même, on le sent, par une photographie banale, ils nous donnent une échelle.
 
Mais la peinture, et celle de Marine Wallon aujourd’hui de manière exemplaire, fait au paysage ce que la photographie ne réussit jamais : elle l’incarne — peut-être parce que les pigments viennent de la terre, et entretiennent avec les roches, les fleuves et même les labours, qui sont de la peinture à même un sol qu’on aurait amoureusement peigné — une relation de cousinage que personne ne pourra jamais rompre, pas même le plus intelligent des téléphones intelligents, fût-il doté des meilleures optiques. La peinture n’est jamais si belle que quand elle résiste un peu à l’image, comme la pente du terrain résiste au pas du promeneur… 

Didier Semin
Louze, Rives Dervoises, Novembre 2022

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1 Paul Valéry, Rhumbs, in Tel Quel, Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, 1960, p. 637.
2 August Strinberg, Du hasard dans la production artistique, Paris, L’Échoppe, 1990, p. 21 [1894 pour la première publication en revue].


Procreation of the painting

ENG Paul Valéry described the poem magnificently as a « prolonged hesitation between sound and meaning » 1: to formulate it differently (though not so well), a delicate balance between the music of words and the message they convey, to anyone wanting to hear it. If one agrees, in order to extend the metaphor, that an abstract painting only subscribes to the music of shapes, a figurative painting could likewise be seen as a magical moment of balance between an identifiable image of the world, and the sensuality of the gestures and matter that reconstitute it on the simple surface of canvas or a wooden panel. A bad painting is commonly referred to in French as a « croûte » (literally a « crust », or « heap of slag »), because the aspiring artist thought it would be a good idea to accumulate matter on a support, preferably with a knife (a tool used by painters since the mid-19th century, just like a brush) to give his or her work substance, to naively shout « Painting! » in the spectator’s ear, just as budding writers believe they will give substance to their texts by cramming them with adverbs and adjectives. But in painting, subtle harmony between the material representing what is real and what is presented as real, is the work of a tightrope walker, not a grifter.

Marine Wallon excels in maintaining expanses of colour animated by subtle variations achieved by expert brushwork, on the tenuous border between an appealing shape and the image it becomes when one pays attention; an image which stirs the memory of experiences in nature, and those little theatres of our lives that we call landscapes. Over a century ago, the Swedish playwright August Strindberg, who we often forget was also a great painter, described with great precision the emotion we feel when we see matter transformed into images before our eyes (particularly in paintings he called « modernist », in 1894, and that we would more simply refer to as « modern »): « At first you see nothing but a chaos of colours; then it begins to look like something, it resembles – no, it does not look like anything. All of a sudden, a point detaches itself; like the nucleus of a cell, it grows, the colours are clustered, heaped around it; rays develop, shooting forth branches and twigs like ice crystals on window panes… And the picture reveals itself to the viewer, who has attended the birth of the painting. And what is more: the painting is always new, it changes with the light, never growing tired, springing to life anew, endowed with the gift of life ». 2 Marine Wallon’s canvasses are all celebrations of these jolts to the eye and mind that compose the mystery of esthetic emotion, this « procreation of the painting » which the artist invites spectators to see. We soon understand that their titles, rather mysterious (Cordoama, Caslè, Acotango…), are the names of exotic places that she has perhaps explored, often wild seafronts, rivers, canyons, mountainsides. The figures we sometimes recognize here do not have the majesty of romantic walkers placed by Caspar David Friedrich in his landscapes; they are of our era, fixed by photography, even occasionally, one feels, by a banal photo, to provide scale.

Though painting, and that of Marine Wallon today, in exemplary fashion, does for the landscape something that photography never achieves: it embodies it — maybe because pigments come from the soil, and maintain with rocks, rivers and even ploughed land, which are paintings on the very earth that has been lovingly combed —, a cousin-like relationship that no-one could ever sever, not even the smartest of smartphones, even when endowed with the finest optics. Painting is never more beautiful than when it gently resists the image, rather like sloping land that resists the walker’s steps…

Didier Semin
Louze, Rives Dervoises, November 2022
Translated from the French by Jill Harry

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1 Paul Valéry, Rhumbs, in Tel Quel, Œuvres, volume II, Paris, Gallimard, 1960, p. 637.
2 August Strinberg, Du hasard dans la production artistique, Paris, L’Échoppe, 1990, p. 21 [1894 for the first publication in a review].